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10 ans de lutte contre la prohibition des drogues : Avancée progressive, évolution partielle ou marche arrière cryptée ?
18 janvier 2000
Conférence de presse du 18 janvier 2000 organisée par Liaison Antiprohibitionniste asbl
A l’occasion du dixième anniversaire de sa fondation, la Liaison Antiprohibitionniste de Belgique a invité la Presse francophone à faire le point sur l’état d’avancement du combat contre la prohibition.
Introduction
Depuis 10 ans, des mutations incontestables se sont produites : Sur le plan des réponses pénales et thérapeutiques apportées aux phénomènes d’usages de drogues. Sur le plan, aussi, du regard que la société porte sur les utilisateurs de substances illicites. Sans compter que les mutations en cause s’imbriquent dans des évolutions plus générales internationalisation des questions politiques, passage à l’avant-plan de la scène médiatique d’autres figures anthropologiques que celle de la drogue...
Comment décrire finement un tel processus ? Quels en sont les moments clefs, les lignes de rupture, les ratés éventuels ? Quelles grilles d’analyse peut-on développer à son propos ? Et surtout, s’agit-il d’une avancée progressive, d’une évolution partielle ou, à l’opposé, d’une marche arrière cryptée, si l’on se situe dans une perspective anti-prohibitionniste qui se donne pour objet central de faire sortir la problématique de l’usage des drogues du champ répressif ?
Ainsi par exemple, la récente circulaire de l’ancien ministre de la justice, M. De Clerck, qui recommande aux parquets de réserver aux usagers « non problématiques » de cannabis « la plus basse des priorités dans l’ordre des poursuites pénales », pourrait être considérée comme un jalon significatif du passage vers l’anti-prohibition. De la même manière, sans doute, que l’adhésion des pouvoirs publics aux politiques dites de réduction des risques ou que le plus faible taux d’incarcération actuel des simples consommateurs de drogues.
Néanmoins, ces transformations d’allure favorable méritent un débat susceptible d’en relativiser la portée. On sait en effet le flou interprétatif qui entoure la « circulaire De Clerk « , notamment en ce qui concerne la qualification des « usagers problématiques ». On sait aussi que la réduction des risques permet sans doute, mieux que toute autre pratique, le statu quo juridique en matière de répression des drogues. Et que l’incarcération n’est pas le seul dispositif de contrôle social des usagers.
Quelques nuages orageux viennent également assombrir ce tableau en demi-teintes. Quand le commissaire européen, M. Prodi, fustige publiquement le supposé laxisme des politiques néerlandaises, quand M. Blair promet des dispositifs d’analyse corporelle auxquels devraient se soumettre tout citoyen britannique suspecté d’usage de drogues ou quand la DEA américaine invite l’Europe à adopter ses méthodes radicales dont on connaît par ailleurs, si pas l’inefficacité, du moins le terrorisme humain qui en résulte.
S’agirait-il du retour en force d’une nouvelle idéologie de la vertu ? Quoiqu’il en soit, travail de mémoire, d’interprétation et d’anticipation s’avère donc nécessaire. Non pour sanctifier un itinéraire. Mais, au contraire, pour aiguiser l’analyse et développer les bases d’un futur engagement en matière de drogues qui se voudrait encore plus juste, plus respectueux de l’autonomie individuelle de chacun et, en fin de compte, plus éclairé.
Pour ce faire, nous avons invité à une rencontre divers personnalités internationales bien connues pour leurs prises de position anti-prohibitionnistes. Celles-ci procéderont chacune à un exposé relatif au thème de la soirée. Une large place sera ensuite réservée au débat avec les participants.
L’antiprohibition et la réduction des risques
Une des innovations de ces dix dernières années a été l’apparition du concept de réduction des risques. Sa définition en est la suivante : Toute action visant à diminuer les dommages occasionnés par la prise de drogues illégales. Ce concept s’est développé de deux manières radicalement différentes, d’une part l’approche sécuritaire et d’autre part, l’approche du secteur associatif.
a. Examinons d’abord l’approche sécuritaire de la réduction des risques
La politique prohibitionniste a bien du constater qu’elle n’avait pas su enrayer le phénomène de la consommation des produits illégaux, que les mesures répressives face à cette consommation avaient aussi pour résultat des conséquences négatives pour le reste de la population. Il a donc fallu intégrer dans la protection de la population des mesures visant à améliorer un tant soi peu la situation sanitaire et sociale des usagers de drogues afin de désamorcer les nuisances qu’ils occasionnent. Le but n’est pas ici d’améliorer la qualité des usages de drogues mais bien de diminuer les dommages que l’usage de drogues entraîne pour l’ensemble de la population tant au niveau de la santé publique que de la sécurité.
La question de savoir si ce n’est pas la prohibition elle-même qui provoque la majorité de ces nuisances est soigneusement occultée. Le respect de l’individu, la possibilité de liberté quant à ses états de consciences n’entrent pas en ligne de compte.
b. L’approche du milieu associatif est assez différente
Son application s’est développée avec l’apparition du sida. Il est devenu urgent de trouver un moyen d’approcher ces consommateurs qui ne voulaient pas arrêter de consommer et qui donc ne se retrouvaient pas dans les centres de prises en charge voués pour la plupart à cette époque au sacro-saint dieu de l’abstinence. Cela s’est fait notamment en rendant accessible le matériel d’injection et en créant des programmes adaptés aux changements de consommation comme le testing des pilules d’XTC ou la prévention des overdoses par les pairs.
Face à cela, plusieurs courants cohabitent. Pour certains, « il faut bien faire avec » (la consommation) et ils ont reculé leurs visées d’abstinence à une échéance plus ou moins longue, le bien être physique et psychique passant forcément par l’indépendance aux produits. Pour d’autres, il faut respecter la personne dans ses choix. S’il est évident d’accepter l’idée que ce n’est pas parce qu’on est consommateur de tabac, ce qui nuit à la santé, qu’on ne se soucie pas de soi-même, il y a par contre une ferme croyance qu’à partir du moment où l’on consomme une drogue illégale c’est que l’on veut se détruire. De plus en plus, certaines des personnes travaillant dans le champs de la réduction des risques se posent la question de savoir si le risque majeur lié à l’usage de drogue n’est pas la prohibition. Cependant, la réduction des risques se différencie de l’approche anti-prohibitionniste, car elle ne prend pas position dans son principe par rapport à la liberté de consommer.
Tant que l’usager de drogues ne sera pas reconnu comme à même de se gérer, il ne sera pas considéré comme un citoyen à part entière car on lui dénie la capacité de se prendre en charge. La gestion de l’usage de drogues doit faire partie de l’apprentissage que l’ensemble de la société donne à ses membres. Ce qui n’est pas le cas pour les produits illégaux.
Une réduction des risques qui intégrerait l’anti-prohibition comme principe premier pourrait alors avoir un rôle essentiel dans un projet de légalisation : faciliter cet apprentissage.
Du côté du gouvernement
Malgré que le précédent gouvernement ait exclu la dépénalisation de son programme, les déclarations du député MORIAU ont été à l’origine de la création d’un groupe de travail parlementaire qui après avoir auditionné une septantaine de personnes de tous bords, remis en juin 1997, des conclusions particulièrement fouillées et touchant aux différentes approches de la problématique des drogues.
Si la Liaison Antiprohibitionniste a émis certaines réserves à l’encontre de ce rapport, il convient de reconnaître qu’il a eu le mérite de faire le point pour la première fois en Belgique sur la problématique des drogues, problème considéré jusqu’il y a peu comme tabou. Ce rapport a également eu le mérite de faire fi d’un certain nombres de contrevérités en la matière comme l’inéluctable escalade dans la prise des drogues ou encore la nécessaire dépendance au cannabis.
Selon le groupe de travail parlementaire, trois domaines devaient être abordés par le gouvernement : la prévention, l’assistance aux toxicomanes et la répression. En ce qui concerne le volet répressif, le rapport préconisait que » l’intervention répressive à l’égard du toxicomane ne se justifie que si, en outre, l’intéressé a commis des infractions qui perturbent l’ordre social et justifient une réaction de la part de la société »
Force est cependant de constater que seul le volet répressif a jusqu’ici été mis en œuvre, suite à l’entrée en vigueur la directive du 8 mai 1998 dite » De Clerk » relative à la politique dans poursuites en matière de détention et de vente au détail de drogues illicites et que celle-ci n’a pas suivi les conclusions, pourtant minimalistes, du groupe de travail parlementaire.
La Liaison Antiprohibitionniste a déjà eu l’occasion de critiquer cette directive en de nombreux points de par l’autonomie octroyée aux différents acteurs judiciaires et notamment aux services de police, source d’arbitraire, et de par l’introduction de notions particulièrement dangereuses telles la consommation problématique qui peut notamment se traduire à travers une intégration socio-économique déficiente.
L’évaluation récente de cette directive par le service de la politique criminelle ne vient que confirmer les craintes que nourrissaient la Liaison Antiprohibitionniste à l’encontre de cette directive. Nous reprenons ici certains passages des conclusions du service de la politique criminelle qui nous paraissent particulièrement criantes :
Loin d’aboutir à une uniformité des pratiques, la directive permet l’arbitraire et stimule le traitement différentiel des usagers de drogue par le système pénal ; Si les pratiques judiciaires divergent, les résultats, eux, convergent inévitablement vers la mesure la plus contraignante, à savoir les poursuites ; Les parquets accordent une place important aux facteurs personnels et à la situation des intéressés. Ces facteurs accentuent le risque d’escalade et les mesures les plus contraignantes se verront imposées aux consommateurs les plus marginalisés. »
Qu’en est-il pour le futur ?
La nouvelle majorité a décidé, dans son accord gouvernemental intitulé, La voie vers le 21’ siècle de soumettre au parlement, dans les six mois de son entrée en fonction (nous y sommes) un rapport d’évaluation concernant la politique en matière de drogues. Il est ainsi question non seulement d’évaluer la dernière directive » De Clerk » mais aussi le rapport du groupe de travail parlementaire ainsi que les expériences acquises dans d’autres pays. Sur base de ces évaluations, le gouvernement élaborera une politique cohérente (nous soulignons) en matière de drogues.