Articles

Les perspectives d’une autre politique en matière de drogues
11 avril 2015
La dé-prohibition du cannabis en Belgique est-elle en marche ? Une seule phrase de l’allocution du Premier Ministre, tenue devant les députés en octobre dernier à l’occasion de la déclaration de politique générale, ne laisserait guère présager d’une évolution en ce sens. « La consommation de drogues dans l’espace public ne pourra pas faire l’objet d’une tolérance, conformément au prescrit légal » avait alors signifié Charles Michel à l’assemblée parlementaire.
Certains y verront une forme de retour en arrière par rapport au régime de tolérance en œuvre chez nous depuis 2003 à l’égard du cannabis. Nous pensons qu’en affirmant la tolérance zéro dans l’espace public le gouvernement répond à un souci de maintien de l’ordre public, faisant écho à la politique menée à Anvers depuis « l’intronisation » de Bart De Wever au commande de la Ville. Devenue le fief de la NVA, la Ville est aussi celui de l’association « Trekt Uw Plant » (T.U.P.).
Depuis 2006, ce cannabis social club est pionnier de la production et de l’échange de cette substance à des fins d’usage personnel dans un cadre strictement privé. Cette forme de coopérative du cannabis opérant en toute transparence n’est pourtant plus inquiétée par les autorités de la Ville. Il n’y aurait donc pas forcément incompatibilité entre répression de l’usage dans l’espace public et tolérance de certains comportements relatifs à la consommation de cannabis dans l’espace privé. Joep Oomen, président de T.U.P. nous explique : « Au début de nos activités le parquet d’Anvers a lancé une procédure contre nous, c’était en 2007. Le chef d’accusation était trafic de stupéfiants en bande organisée. Le procureur du Roi à l’époque souhaitait que cette circonstance aggravante soit retenue pour demander la dissolution de l’association. La juge ne l’a pas suivi, elle n’a retenu que l’infraction de détention. Le verdict a été la suspension du prononcé pour les administrateurs n’ayant aucun antécédent judiciaire, tandis que les autres étaient condamnés à payer une amende de 15 euros. Nous avons fait appel de ce jugement. Au terme d’un second procès nous avons été acquittés. Plus tard nous avons encore été poursuivis pour apologie de la consommation. Mais à nouveau après avoir fait appel de la condamnation nous avons été acquittés. Depuis, nous n’avons plus connu de soucis judiciaires. On peut même dire que nous travaillons en concertation avec les autorités locales. Nous avons à plusieurs reprises rencontré les autorités de la Ville pour expliquer la raison sociale de notre association, y compris le cabinet de notre bourgmestre Bart De Wever.
La cohabitation entre le cannabis social club anversois et les autorités locales n’est ni le gage de pouvoir entreprendre une telle démarche dans d’autres villes, ni le gage que le nouveau gouvernement ne décide d’élaborer une nouvelle directive annulant les dispositions de celles de 2003, modifiée en 2005 à la suite d’un arrêt de la Cour d’Arbitrage. Pourtant nous sommes relativement optimistes par rapport à une évolution à plus ou moins court terme de la législation belge en matière de drogues. Du moins pour ce qui concerne le statut légal du cannabis. Car outre l’exemple du Cannabis Social Club à Anvers il y a un souffle nouveau venu suggérer une autre approche de la politique des drogues.
Sur le plan international, en novembre 2012, le Colorado et Washington deviennent les premiers Etats américains à avoir voté en faveur de la légalisation du cannabis à des fins récréatives. L’Uruguay a voté, en décembre 2013, une loi visant la régulation du marché du cannabis, c’est-à-dire la prise en charge par l’Etat de la production et de la vente. En septembre 2014, la Global Commission On Drug Policy, dans laquelle sont représentés des personnalités marquantes de la politique internationale publiait Prendre le Contrôle : Sur la voie de politiques efficaces en matière de drogues. En Belgique, en novembre 2013, les professeurs Tom Decorte (Université de Gand), Jan Tytgat (Université Catholique de Louvain), Paul De Grauwe (London School of Economics et Université Catholique de Louvain), publiaient : Cannabis : Bis. Un plaidoyer pour une évaluation critique de la politique belge en matière de cannabis. Fin octobre 2014, les professeurs Brice De Ruyver (Université de Gand) et Cyrille Fijnaut (Université de Tilburg) publiaient un ouvrage intitulé De derde Weg. Een pleidooi voor een evenwichtig cannabisbeleid. Enfin en novembre 2014, le VAD et les FEDITOS publiaient un communiqué de presse dans lequel ces fédérations constatent les limites de la politique belge et prônent l’exploration d’une réglementation de la production, de l’importation et de la vente du cannabis en Belgique.
Cette énumération, certes non exhaustive, témoigne très clairement d’une propagation des arguments en faveur d’une dé- prohibition des drogues. Aujourd’hui, la volonté de mettre « fin à la guerre à la drogue » n’est plus l’apanage de groupe comme le nôtre, trop longtemps confiné par d’aucuns au statut de groupe militant. Liaison Antiprohibitionniste et d’autres ont porté à l’avant-garde le débat en faveur d’alternatives à l’interdit pénal en matière de drogues. Mais puisqu’il s’agissait le plus souvent d’initiatives citoyennes relativement isolées, bousculant un mode de pensée unique mais dominant, d’aucuns ont considéré d’emblée la démarche comme farfelue. Usant parfois du statut qu’ils nous prêtaient pour jeter le discrédit sur des arguments pourtant repris aujourd’hui par des personnalités, des institutions, des Etats dont on ne peut pas dire qu’ils soient subitement devenus irresponsables. Non, il y a ici et ailleurs un vent nouveau parce qu’effectivement la prohibition est contreproductive, coûteuse, inefficace et contraire à de nombreux principes consacrés par la charte Universelle des Droits de l’Homme. Parce qu’aussi elle constitue un frein à la réalisation d’une politique de promotion de la santé telle que consacrée par la Charte d’Ottawa. Alors oui, pour toutes ces raisons la fin de la prohibition semble inéluctable.
Pour quand la légalisation du cannabis ?
Ceux qui souhaitent la légalisation du cannabis nous demandent souvent quand elle aura lieu. Nous ne sommes pas devin, il est donc très difficile de répondre à cette question par autre chose qu’un bientôt peut-être. Mais cette question est intéressante à plusieurs égards. D’une part, elle démontre un souhait émis par un nombre croissant d’individu. D’autre part, elle permet d’engager une conversation, voir un débat, sur les différentes formes que pourraient prendre une avancée législative en matière de cannabis, sur les moyens d’y parvenir, sur les résistances aux changements, ... Il n’existe pas d’étude en Belgique sur le nombre de personnes en faveur d’une dé-prohibition du cannabis. Il est donc impossible d’objectiver cette donnée, tout au plus lorsque nous exprimons l’idée que ce nombre va croissant c’est au regard de l’évaluation annuelle de nos activités. Nous exprimons donc un résultat conditionné par notre raison sociale et par les services que nous rendons à la population. En tant que service dédié aux questions relatives aux politiques drogues et proposant de l’information juridique spécialisée sur ces questions nous recevons forcément des témoignages de personnes souhaitant la légalisation du cannabis. Parmi elles il y a des consommateurs, des parents, des enseignants, des professionnels du secteur associatif,... Ces personnes ont en commun d’être concernées par l’usage de drogues parce qu’elles le côtoient. Elles s’interrogent par rapport à celui-ci, à ces déterminants et forcément elles se posent la question de la pertinence de l’interdit pénal en tant qu’instrument adéquat de gestion de ce qu’ils considèrent comme un phénomène de société. Il n’est donc point représentatif de l’ensemble de la population.
Toutefois, nous observons que le nombre de personnes concernées par l’usage du cannabis est important. Cet élément est quant à lui objectivé par des études diverses. L’objet de cet article n’étant pas l’analyse comparative des résultats de prévalence de l’usage de cannabis sur plusieurs décennies. Et considérant que les études de prévalence ne doivent être prises en compte qu’à titre indicatif, puisqu’à notre avis leurs résultats sont d’emblées biaisées par la charge de l’interdit pénal. Comment en effet récolter des données valable sur la base d’un échantillon représentatif de la population lorsque dans le contexte prohibitionniste le simple fait de reconnaître un usage de drogues peut suffire à s’incriminer sois même. Nous ne citerons donc, pour illustrer notre propos, que quelques chiffres issus de la dernière enquête de santé par interview réalisée en 2008 auprès d’un échantillon de la population belge âgée de 15 à 64 ans. Elle montre qu’environ 14% des personnes ont déclaré avoir déjà consommé du cannabis au moins une fois dans leur vie. L’usage actuel de ce produit (au moins une consommation au cours des 30 derniers jours) concernerait quant à lui environ 3% de la population belge. La police fait également état d’une augmentation des cultures de cannabis au cours des 10 dernières années. Ainsi, selon ces chiffres tandis qu’en 2003 la police Fédérale découvrait 35 plantations elle mettait la main sur 1070 sites de production en 2011.
Malgré l’interdit, le cannabis fait partie intégrante de la culture d’aujourd’hui, entendu le terme de culture dans un sens sociologique et non agricole. Cette tendance couplée à l’augmentation de la consultation des services de Liaison Antiprohibitionniste conforte très clairement notre sentiment, comme nous l’avons appelé, selon lequel le nombre de citoyens concernés directement ou indirectement par la consommation de cannabis est important. Autant de personnes confrontées aux usages d’une substance visée par un interdit dont l’objet est l’éradication des comportements contraire à la loi. Autant de témoins, d’auteurs, d’actes délictueux ou potentiellement répréhensibles. Ils sont ces citoyens criminalisés par une loi d’une autre époque, ils sont ceux pour qui tout pourrait basculer. Parce que leur choix, ou celui d’un de leurs proches, s’est porté sur une consommation de cannabis plutôt que d’alcool. Ils sont ceux qui aujourd’hui remettent en cause la légitimité de la loi et nous demande quand le cannabis sera légalisé ? Ils sont ceux qui s’interrogent sur les formes que pourraient prendre une autre politique en matière de drogues.
Dépénaliser, décriminaliser, réguler, légaliser
Il serait irresponsable de ne pas prendre en considération la situation précédemment évoquée et de continuer aveuglément une politique fondée sur une loi dont la portée est de moins en moins légitime pour une part importante de la population. Il est grand temps de légiférer pour faire correspondre « l’esprit de la loi » au besoin, à la réalité, de la société d’aujourd’hui et agir dans l’intérêt général plutôt que de continuer à vouloir poursuivre une politique d’avantage conditionnée par une idéologie d’un autre temps, par une morale surannée plombant toute démarche positive et efficace de prise en charge de la réalité actuelle des drogues. Il est en effet grand temps de mener une politique responsable en matière de drogues. Pour la santé, le bien-être, le respect des libertés et la sécurité de tous. Mais quelle forme pourrait prendre l’avancée législative ?
Deux options sont possibles. D’une part, la dépénalisation. Il s’agit de diminuer la sanction liée à un comportement qui reste interdit par la loi pénale. Cette diminution peut aller jusqu’au point où plus aucune peine n’existe : c’est la décriminalisation. D’autre part, la légalisation. Dans ce cas plus aucune sanction n’est prévue par la loi pour usage ou détention de drogues. La légalisation peut se limiter à ne pas interdire ou alors l’Etat peut prévoir des mesures afin d’organiser le commerce, la culture et la distribution. Il peut également interdire la publicité, la vente aux mineurs d’âge, Liaison Antiprohibitionniste est en faveur de cette dernière option. La régulation, comme nous l’entendons, est une voie à explorer, à réfléchir, à débattre. Nous ne souhaitons pas qu’elle s’impose à nous, il s’agira de l’essayer, de la façonner en évaluant constamment sa portée. Il s’agira de faire autrement en évitant les écueils d’une pensée unique, celle la même à l’origine de la prohibition. L’histoire, de l’interdit pénal en matière de drogues est riche d’enseignements sur ce qu’il ne faut pas faire, sur ce qui ne fonctionne pas et pourquoi la prohibition est un échec, mais elle ne nous dit pas comment faire autrement.
Vraiment mettre fin à la guerre à la drogue
Nous avons, depuis plus de 25 ans maintenant, largement promu les arguments en faveur d’une dé-prohibition des drogues, ceux-ci faisant maintenant écho nous n’y reviendrons plus. Plusieurs articles rédigés par des membres de notre association sont notamment disponibles à ce sujet dans des numéros précédemment publiés dans les colonnes de la Revue de Prospective Jeunesse. Le temps de la critique est passé et puisque la fin de la prohibition est inéluctable construisons l’avenir.
User des drogues est un acte éminemment culturel, il ne peut donc pas y avoir une seule politique des drogues telle qu’aujourd’hui émise par les instances Internationales de contrôle des stupéfiants. Certes, il doit pouvoir y avoir une ligne directrice internationale, la régulation peut en être le principe fondamental, mais il nous semble indispensable de laisser aux Etats la souveraineté d’entreprendre des politiques adaptées aux uses et coutume de leurs populations. L’idéologie politique actuelle considère au contraire que chaque pays parties des conventions internationales doit s’y conformer. Cette logique est d’ailleurs le plus souvent invoquée pour justifier d’un immobilisme en matière de drogues.
Nous le disions en introduction du présent article, Liaison Antiprohibitionniste n’est plus seule lorsqu’il s’agit de demander une révision de la politique en matière de drogues, du moins pour ce qui concerne le cannabis. Toutefois, la critique, l’analyse et les objectifs ne sont pas forcément les mêmes pour tous. Nous serons donc très attentifs au système de valeur sur lequel pourrait-être fondé la politique de régulation du cannabis. Car la tentation est grande de limiter la réforme à des aménagements de la politique actuelle dont la portée ne répondra pas aux besoins du plus grand nombre des citoyens confrontés à l’usage de drogues. Nous serons encore présents pour rappeler que l’objectif d’une politique cohérente et responsable en matière de drogues doit viser à donner les moyens à chacun d’être acteur de ses propres choix. Nous entendons par là qu’elle puisse garantir à chaque citoyen les mêmes droits, dont le droit à la santé. Il faut mettre fin à la dérégulation actuelle du marché des drogues illicites parce qu’elle est source de nombreux effets pervers.
Enfin, nous serons là pour rappeler que tous les arguments justifiants de la nécessité de changer de politique sont valables pour toutes les drogues illicites.
Notes
1. Directive commune de la Ministre de la Justice et du Collège des procureurs généraux relative à la constatation, l’enregistrement et la poursuite des infractions en matière de détention de cannabis
2. L’usage de Drogues illicites, enquête par interview,Lydia Gisle, Institut Scientifique de Santé Publique, Belgique, 2008
3. Cannabis production in Belgium : assesment of the nature and harms, and implications for priority setting, Tom Decorte, Letizia Paoli, p.19, Gent, Academia Press, 2014
4. Loi de 1921 sur les stupéfiants