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Les stupéfiants bienfaits des psychédéliques dans le traitement des addictions
14 janvier 2021
Lorsqu’ Albert Hofmann découvre, en 1943, les effets du LSD, créé cinq ans auparavant, il ne sait pas que cet événement marquera le début d’un chapitre long et mouvementé de la recherche psychiatrique. Les substances psychédéliques sont connues pour ne pas entraîner d’addiction, mais peuvent au contraire – moyennant un accompagnement adéquat – soigner les dépendances à d’autres substances.
Au moment où le LSD fait irruption dans le monde psychiatrique, l’addiction la plus répandue dans le monde occidental est l’alcoolisme. A cette époque, la recherche balbutiante sur cette nouvelle substance semble suggérer qu’elle permet en quelque sorte d’imiter temporairement la psychose, et le grand espoir des chercheurs est qu’elle permettra de comprendre et – peut-être – de vaincre la schizophrénie. C’est dans le cadre de ce paradigme dit ‘psychotomimétique’ (rapidement dépassé ensuite) que Humphry Osmond et Abram Hoffer, deux psychiatres de l’hôpital de Weyburn au Canada, passionnément engagés dans la recherche sur les psychédéliques, notent des similitudes entre l’expérience suscitée par le LSD et le delirium tremens que connaissent parfois les alcooliques suite à un sevrage trop brutal. Cette crise, très pénible, les fait passer par de violents tremblements, des accès de fièvre intense et des hallucinations pendant deux à trois jours, et peut se solder par la mort en l’absence de traitement. Cependant, remarquent les deux psychiatres, il arrive que ces étranges accès de folie déclenchent chez le sujet une expérience de conversion quasi spirituelle qui forme ensuite la base d’une sobriété durable. Puisqu’ils pensent disposer d’un moyen chimique pour produire – sans danger – une telle expérience, pourquoi ne pas l’utiliser sur des alcooliques afin de les aider à arrêter de boire ?
Une idée erronée, mais qui fonctionne
L’idée fonctionne : sur les quelque 700 alcooliques que traiteront Osmond et Hoffer au cours de la décennie qui suit, à peu près la moitié arrête de boire pendant plusieurs mois au moins, ce qui constitue un net progrès par rapport aux traitements existant à l’époque. De plus, la méthode révèle une nouvelle approche qui s’avérera centrale par la suite dans les thérapies à base de psychédéliques : ce n’est pas le produit en lui-même qui soigne le patient, mais (principalement) l’expérience suscitée par ce produit, qui est particulière à chacun et colorée par le contexte, notamment la psychothérapie dans laquelle s’inscrit l’expérience. Pourtant, le paradigme psychotomimétique qui avait inspiré cette idée sera rapidement abandonné : l’expérience du LSD n’est pas un modèle de la schizophrénie ou du delirium tremens, et ce n’est pas la peur ou le choc de cette expérience de ‘folie’ qui fait que les patients deviennent abstinents. Mais comme cela fonctionne, les traitements se poursuivent. Pendant le quart de siècle qui suit, la lutte contre les addictions représentera l’un des principaux axes de la recherche clinique sur les substances psychédéliques. Une étude rétrospective, qui examinait les résultats de quelques expérimentations de la fin des années 60 – les seules à avoir été menées en double aveugle contre placebo – révèle que l’utilisation du LSD entraîne bel et bien une réduction significative des problèmes d’abus d’alcool. Cependant, les résultats prometteurs des études cliniques avec les psychédéliques (y compris pour d’autres indications comme la dépression et l’anxiété) n’ont pas résisté à l’opprobre croissant dont firent l’objet ces substances vers la fin des années soixante, dans un contexte de contestation sociale et de « war on drugs » naissante. Elles ont également eu du mal à se conformer aux nouvelles exigences d’essais contre placebo imposées aux études pharmacologiques, et qui sont difficiles à mettre en place dans le cas des psychédéliques. Les dernières études de cette première vague se sont par conséquent éteintes progressivement à partir de la fin des années 60.
Le cas de l’ibogaïne
En 1962, Howard Lotsof, un jeune New-Yorkais de 19 ans, accro à l’héroïne et polyconsommateur de nombreuses substances, se voit proposer par un ami chimiste une substance psychédélique obscure. L’ibogaïne est le principe actif de l’iboga, une plante originaire d’Afrique de l’Ouest. Celle-ci est consommée dans le cadre du Bwiti, un culte syncrétique entretenu par une poignée de peuples du Gabon et du Cameroun. Lotsof accepte par curiosité, et lorsqu’il émerge, 33 heures plus tard, d’un trip éprouvant et interminable, il se rend compte qu’il est libéré de toute envie de prendre quelque substance que ce soit, mais aussi et surtout de la peur qu’il avait ressenti inconsciemment, aussi loin qu’il puisse se souvenir. A partir de cette expérience, Lotsof consacrera sa vie à tenter d’intéresser la science et le secteur pharmaceutique à ce remède miracle contre l’addiction. Il se heurte cependant à plusieurs obstacles. Premièrement, en tant que psychédélique, l’ibogaïne est classée au Tableau I des substances prohibées, le plus restrictif. Deuxièmement, l’ibogaïne est d’un maniement délicat : elle est fortement contre-indiquée en cas de problèmes cardio-vasculaires, et potentialise les effets d’autres substances, en particulier les opiacés et opioïdes : tout mélange peut être fatal. Dès lors, les sociétés pharmaceutiques tiennent à éviter les poursuites coûteuses qui pourraient résulter de décès accidentels et se montrent frileuses. Mais surtout, Lotsof acquiert l’impression que c’est en partie la stigmatisation dont font l’objet les personnes toxicomanes qui fait hésiter l’industrie pharmaceutique, et il en vient à se demander aussi si un remède radical, qui guérit l’addiction en une seule prise, ne contrarie par le business model de ces entreprises basées sur le profit. Le secteur pharmaceutique ne le suit donc pas, mais des recherches ont quand même lieu çà et là, confirmant les intuitions de Lotsof. Aujourd’hui, dans des pays comme le Mexique, l’Afrique du Sud, les Pays-Bas ou la Nouvelle-Zélande, de nombreuses cliniques spécialisées utilisent l’ibogaïne dans une semi-légalité. Les résultats sont encourageants, mais une recherche approfondie, à grande échelle, se fait toujours attendre. L’intérêt de l’ibogaïne réside notamment dans le fait qu’elle semble agir de deux manières, sur deux plans différents. En effet, en matière d’addiction, on distingue la dépendance physique de la dépendance psychologique. Cette dernière s’apparente à une addiction comportementale (l’envie de consommer, l’habitude des gestes voire des rituels qui accompagnent la consommation, et la recherche de l’état qu’elle suscite), et résulte dans la plupart des cas d’un mal-être souvent inconscient (qui peut notamment être causé par des traumatismes). Elle précède généralement la dépendance physique, entraînée à la longue par certaines substances, et qui se caractérise par des symptômes physiques en cas de manque. En général, les thérapies psychédéliques se concentrent sur l’aspect psychologique, en suscitant une expérience subjective qui souvent aide la personne à comprendre les origines et les conséquences de son addiction. C’est aussi pourquoi il est crucial d’intégrer une telle expérience dans un processus psychothérapeutique qui lui permettra d’intégrer ces réalisations dans sa vie ultérieure afin d’en ancrer durablement les effets. La particularité de l’ibogaïne tient au fait qu’à côté de cette expérience de conversion, ses effets biologiques entraînent une disparition de l’envie de consommer et du manque pendant plusieurs mois. Cette large fenêtre de liberté laisse à la personne un temps considérable pour intégrer l’expérience afin d’en tirer les bénéfices, mais aussi d’effectuer, dans la mesure du possible, des changements dans son environnement, souvent fortement lié à la consommation, et qui constitue le troisième déterminant – outre les aspects biologique et psychologique – de l’addiction. Ensemble, ces trois aspects constituent le modèle « biopsychosocial » de l’addiction, et idéalement ces trois pôles doivent être pris en compte dans un traitement adéquat de la dépendance. Tout récemment, devant le malaise que suscitent parfois dans les milieux scientifiques les effets psychologiques assez marqués des psychédéliques, des chercheurs ont développé un analogue de l’ibogaïne qui produit – chez les rongeurs – les mêmes effets anti-addictifs que l’ibogaïne, mais sans le « trip » fort long et souvent désagréable. Reste à voir si ces résultats seront aussi probants sur les humains, chez qui le déterminant psychologique est, à n’en pas douter, plus décisif que chez les rats...
Quand le rat s’amuse, il se drogue moins
Cela dit, les études sur les rats ont été bien utiles pour démontrer l’importance du facteur social dans l’addiction. Traditionnellement, les rats utilisés dans les expériences sur l’addiction étaient parqués dans de petites cages de laboratoire, sans espace, compagnie ni distraction. Vers la fin des années 70, le psychologue canadien Bruce Alexander a démontré que ces circonstances faussaient la donne. Il compara l’auto-administration de morphine par des rats isolés dans de petites cages avec celle de rats hébergés dans un « rat park », avec de l’espace, des jouets et des camarades des deux sexes ; en bref, le paradis du rat. Comme on pouvait s’y attendre, les rats du parc s’auto-administraient nettement moins de drogue. Cette expérience célèbre a démontré que le modèle animal dans la recherche sur les addictions souffrait d’un biais majeur. Elle souffrait certes elle-même de certains biais méthodologiques, et les quelques tentatives de réplication ont donné des résultats mitigés. De plus, elle a souvent été mal interprétée comme démontrant que l’isolement social est la cause déterminante, voire unique, de l’addiction. Mais elle a à tout le moins contribué à souligner l’importance du facteur social et environnemental dans la dépendance comme dans la rémission. C’est peut-être d’ailleurs là le facteur le plus difficile à changer, et qui rend la lutte contre les addictions particulièrement délicate. La recherche clinique avec les psychédéliques a repris depuis une quinzaine d’années, et les rares études consacrées aux addictions donnent des résultats encourageants. Dans une étude sur la dépendance à l’alcool, le nombre moyen de jours de consommation des participants a été divisé par trois après deux séances thérapeutiques avec la psilocybine (principe actif des champignons hallucinogènes), et ce résultat a été maintenu pendant au moins 9 mois. Une autre étude concernant la dépendance à l’alcool, qui est encore en cours, utilise la MDMA (principe actif de l’ecstasy), qui est davantage un empathogène qu’un véritable psychédélique, mais qui est largement utilisée dans la vague actuelle de la recherche sur les thérapies psychédéliques. Les résultats n’ont pas encore été publiés, mais ils sont pour l’instant de l’ordre de 3 sujets abstinents sur 4, après quelques mois. Le résultat le plus spectaculaire jusqu’à présent concerne la dépendance au tabac. Quinze fumeurs de longue durée, avec chacun plusieurs tentatives d’arrêt infructueuses à leur actif, ont bénéficié d’un processus thérapeutique qui incluait 2 séances de psilocybine. Six mois plus tard, 12 d’entre eux étaient abstinents, soit un taux de succès de 80 %, là où les traitements classiques obtiennent en moyenne 35 %. Un an après l’expérience, le taux de réussite était encore de deux tiers. Enfin, on attend pour le mois de mai 2021 les résultats d’une étude avec la psilocybine menée à l’université de l’Alabama sur 40 volontaires issus de milieux défavorisés, pour les aider à vaincre une dépendance à la cocaïne. La même substance sera utilisée dans une étude de l’université de Madison en parallèle avec un traitement à la Suboxone pour lutter contre la dépendance aux opioïdes, fléau de ce début de siècle en Amérique du Nord. Pour prometteuses qu’elles soient, ces études devront bien sûr encore être confirmées à une échelle bien plus large avant qu’elles puissent donner lieu à de réels protocoles thérapeutiques, appliqués dans des cliniques spécialisées dont certains rêvent déjà tout haut.
Traumatisme à rebours
Le mécanisme d’action précis des psychédéliques dans les cures anti-addictives n’est pas encore bien connu. On sait depuis un certain temps que les psychédéliques agissent principalement sur les récepteurs à sérotonine dans le système nerveux. Les nouvelles technologies d’imagerie cérébrale ont également permis de déterminer qu’ils diminuent l’activité du « réseau du mode par défaut » dans le cerveau. Ce réseau, qui relie plusieurs régions cérébrales, est impliqué lorsque le sujet ne se concentre sur rien en particulier et « cogite » librement, et il est fortement activé lors des ruminations liées notamment à la dépression. De manière générale, on considère que plus il est actif, plus le mode de pensée de la personne est figé, comme un sillon dans la neige qui finit par être tellement creusé qu’il devient impossible de s’en extraire. Dans ce contexte, une séance de thérapie psychédélique permet de remettre le paysage à zéro, comme si on agitait une boule à neige : des configurations mentales bien plus nombreuses et variées redeviennent possible. Il a par ailleurs été démontré que les psychédéliques peuvent stimuler la neurogenèse, et donc la plasticité physique du cerveau et sans doute le potentiel de flexibilité mentale.
Certains chercheurs, cependant, en particulier l’équipe de l’université Johns Hopkins à Baltimore, estiment que c’est l’expérience mystique, fréquemment vécue sous psychédéliques, qui est au cœur du mécanisme d’action. Même si ses ressorts neurobiologiques sont encore mal compris, sa phénoménologie a été bien décrite : elle se caractérise notamment par un sentiment d’unité avec tout ce qui est, un dépassement des contraintes du temps et de l’espace, un sentiment d’ineffabilité (impossibilité de mettre en mots) et de paradoxalité, une impression de connaissance intuitive de la réalité ultime, et un profond sentiment d’humeur positive. Plus ces caractéristiques sont ressenties fortement durant l’expérience, plus profonds et durables seront ensuite les effets thérapeutiques. En quelque sorte, l’expérience mystique constituerait une sorte de « traumatisme à rebours » : si une expérience très pénible peut entraîner des répercussions négatives à long terme dans la vie d’un individu, pourquoi un épisode extatique ne pourrait-il pas avoir des effets positifs durables ? Cette découverte n’est pas sans évoquer le processus en 12 étapes prôné par les Alcooliques Anonymes (AA), qui repose fortement sur la reconnaissance d’un principe transcendant, quel qu’il soit. Le fondateur, du mouvement, Bill Wilson, avait d’ailleurs fait l’expérience du LSD à plusieurs reprises, et avait tenté de l’introduire dans le protocole des AA, mais son organisation avait refusé de le suivre.
Comme on peut le constater, c’est surtout sur le ressort psychologique que misent les thérapies psychédéliques en matière d’addictions. La question est donc de savoir si une cure psychédélique, même menée dans des conditions idéales, s’avérera capable, par sa seule puissance, de traiter durablement des personnes qui seront ensuite replongées dans le milieu de vie qui a vu naître leur dépendance, et y a fréquemment participé. Plus généralement, dans une société de plus en plus tendue et anxiogène, et donc sans doute addictogène, on peut se demander s’il peut suffire de soigner l’individu sans agir sur son environnement et sur la société en général. Mais ce chantier-là est d’un ordre de magnitude infiniment plus vaste.
Pour aller plus loin :
Un film en anglais retrace le parcours de guérison d’une jeune femme qui tente de soigner – en toute illégalité – son addiction aux opioïdes à l’aide de champignons hallucinogènes et d’iboga, après avoir abandonné les cures de désintoxication infructueuses. Film payant, sous-titres en français disponibles.
Fait suffisamment rare pour le signaler, même s’il ne traite pas spécifiquement des soins anti-addiction : la sortie d’un bon livre en français sur les psychédéliques. Il s’agit de « Phantastica – Ces substances interdites qui guérissent », de Stéphanie Chayet, correspondante du Monde à New York. Un livre généraliste, bien écrit, dans lequel l’auteure s’implique occasionnellement à la première personne.