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Plusieurs anciens dirigeants demandent une autre politique en matière de drogues, et tout le monde s’en fout.

Plusieurs anciens dirigeants demandent une autre politique en matière de drogues, et tout le monde s’en fout.

Lundi, Décembre 23, 2019 Prohibition International Politique Drogues

23 décembre 2019

Iels sont vingt-six, ont exercé des fonctions importantes telles que Président·e de la Colombie, d’Afrique du Sud, de la Confédération Suisse ou du Portugal, et siègent à présent au sein d’une Commission globale de politique en matière de drogues. Personne n’en parle, ou si peu. Iels militent pour la régulation de toutes les drogues. Rares sont les médias qui se font l’écho des travaux de ces antiprohibitionnistes insoupçonnés. À se demander pourquoi... ?

C’est à l’initiative de plusieurs personnalités des Amériques et d’Europe que cette Commission voit le jour en janvier 2011. Convaincus que la « guerre à la drogue » est avant tout une guerre raciale et sociale, 14 anciens chefs d’État ou de gouvernement et plusieurs dirigeants des sphères politique, économique et culturelle ont décidé de se rassembler afin de prôner une autre politique en matière de drogues. Une politique fondée sur des preuves scientifiques (et non des considérations morales), les droits humains et la santé publique. Leur premier rapport fera un bilan plus que mitigé, pour ne pas dire désastreux, des logiques prohibitionnistes et exhortera à un changement de paradigme et à la mise en place de mesures qui aident réellement les populations.

D’année en année, les rapports décriront un système inutile, dangereux, coûteux (en vies et en argent) et dénonceront l’approche punitive, responsable de la propagation de maladies, ainsi que du manque d’accès aux soins et aux médicaments essentiels contrôlés (notamment dans le domaine des soins palliatifs). À chaque rapport, les Commissaires ne cesseront de rappeler que la criminalisation est un leurre et une erreur, en demandant la dépénalisation de l’usage de drogues. Pragmatiques et résolus, les membres de la Commission finiront par exiger un contrôle responsable des drogues dans leur rapport publié en 2018.

Ruth Dreifuss, ancienne Présidente de la Confédération Suisse et actuelle Présidente de la Commission globale, ne mâche pas ses mots dans l’introduction du rapport consacré à la régulation :

"Nous sommes persuadés que la seule réponse responsable aux problèmes que posent les drogues aux individus et aux sociétés est de réguler leur marché, d’édicter des règles modulées selon leur dangerosité, d’en surveiller et d’en imposer le respect. Cela se fait pour les aliments, les substances psycho-actives légales, les produits chimiques, les médicaments, les isotopes et tant d’autres produits ou comportements qui recèlent des risques. Ce rapport montre que la régulation des drogues est également possible. Il montre qu’elle est nécessaire. Il rappelle surtout que si le chemin d’une révision des conventions internationales est encore long, aucune convention internationale ne libère les États de leurs obligations envers leur population, celles de protéger leurvie, leur santé, leur dignité et de garantir l’égalité des droits en l’absence de toute discrimination. (1)"

Vaincre les préjugés

En 2017, la Commission s’attaque à une question fondamentale quand on aborde l’usage de produits illicites : la stigmatisation. Il est, en effet, fréquent d’entendre dans le grand public que la problématique de l’usage de drogues est avant tout individuelle et que la société n’a pas à prendre en charge ce comportement déviant, ou encore que les personnes qui s’y adonnent seraient faibles et se marginaliseraient volontairement. La réponse à ces stéréotypes moraux et psychologisants est sans appel :

"Ces perceptions et ces stéréotypes tranchent nettement avec ce que les spécialistes tiennent pour les causes principales de la consommation de drogues, à savoir les expérimentations juvéniles, la quête de plaisir, la socialisation, l’augmentation des performances et l’automédication pour faire face à des troubles de l’humeur ou à la douleur. (2)"

Les drogues illégales rempliraient-elles des fonctions utiles aux individus pour s’adapter au monde contemporain et à ses injonctions paradoxales ?  La suite du rapport s’intéresse à la criminalité, réelle ou supposée, des usagers. La majorité des personnes qui consomment des produits n’ont aucune activité délictueuse, mis à part celle d’être dans l’illégalité par rapport à la législation relative au drogues. Quant aux personnes socialement défavorisées, qui n’ont pas les moyens de se payer les substances dont elles ont besoin, il leur arrive de devoir commettre des délits. Souvent chassées et reléguées dans des espaces de vie plus marginaux où la délinquance est présente, elles se retrouvent vite avec un casier judiciaire qui les empêchera probablement de trouver un emploi, le commerce illégal et la délinquance devenant ainsi leurs seules sources de subsistance. L’individu consommateur de drogues est souvent considéré comme un non-citoyen et est le parfait bouc émissaire pour les problèmes de société plus larges. L’interdit pénal et la criminalisation de l’usage de drogues génèrent de nombreuses stigmatisations et discriminations au niveau de l’accès aux soins, à l’emploi, à l’aide sociale et à la justice ainsi que dans les relations avec le forces de l’ordre où règnent de l’arbitraire à l’égard de certains profils de justiciables. La façon dont les médias décrivent les drogues et font le portrait des usager·e·s mérite de s’y arrêter et d’envisager, peut-être, une des raisons pour lesquelles il existe un tel silence médiatique à propos des travaux de cette Commission :

"Deux récits à propos des drogues et des personnes qui en consomment prédominent : le premier associe la drogue à la criminalité, l’autre prétend que les conséquences catastrophiques de la consommation de drogues sur un individu sont inévitables. Les portraits qui circulent dans l’opinion publique et les médias se renforcent mutuellement, perpétuant la stigmatisation des drogues et des personnes qui les consomment. On tombe régulièrement sur des termes tels que « junky », « drogué » ou « camé », qui sont aliénants et placent les personnes consommatrices dans la catégorie « autres » – des individus moralement déficients et inférieurs. Cette stigmatisation et cette discrimination, associées à la pénalisation de l’usage, ont un lien direct avec les atteintes aux droits humains qu’infligent de nombreux pays aux personnes qui consomment des drogues. Par conséquent, si l’on veut transformer la façon dont la consommation de drogues est considérée et la manière dont les consommateurs de drogues sont traités, il faut modifier nos perceptions – et commencer, pour cela, par modifier le langage. (3)"

Les régimes prohibitionnistes s’appuient sur une politique de la peur, et estiment, à tort, qu’en menaçant les individus (d’une amende, d’une peine de prison voire de mort), ils mettront fin à l’usage et aux trafics. Au regard des milliards dépensés dans les politiques criminelles, les incarcérations, les exécutions extrajudiciaires (traduisez par meurtres), il semble évident que cette politique a fait son temps non seulement parce qu’elle est inefficace mais aussi parce qu’elle tue davantage que les drogues elles-mêmes. Et si les drogues tuent, c’est en grande partie parce que leur composition et leur qualité ne sont pas contrôlées en raison du système prohibitif, qui impacte tout aussi négativement les conditions de leur distribution et leur consommation.

Just say NO ?

Les messages de « prévention » tels que le fameux « Just say NO ! » de l’ancienne Première Dame des États-Unis, Nancy Reagan, ont longtemps fait l’apologie de l’abstinence totale, entre autres auprès des jeunes, ne faisant aucune distinction entre les produits et les considérant simplement comme le mal absolu :

"Mais en donnant des informations partielles et souvent inexactes, on ne fait qu’amenuiser toute possibilité de confiance entre les autorités et la jeunesse. Il serait nettement préférable d’informer honnêtement le public, d’encourager la modération lors d’expérimentations juvéniles et de diffuser des connaissances quant à des modes de consommation plus sûrs. Par ailleurs, la consommation de drogues est perçue comme une question morale, comme une atteinte au bien public et par conséquent criminalisée, malgré le fait que la consommation est, en soi, un acte sans violence qui ne fait courir un risque d’atteinte à la santé de son auteur uniquement. (4)"

En tout état de cause, les membres de cette Commission ont une vision diamétralement opposée à ce que nous avons l’habitude d’entendre dans la bouche de beaucoup de nos dirigeants. À ce titre, rappelons-nous que ces membres sont pour la plupart d’anciens hauts représentants politiques. Mais qui sont-ils, au fond ? Ont-ils œuvré pour une autre politique en matière de drogues quand ils étaient à la tête d’un pays ou d’une grande organisation ? Et s’ils n’ont pas eu la possibilité de mettre en œuvre d’autres politiques, en sont-ils les uniques responsables ?

Parcours divers

Sans grande surprise, la Commission est majoritairement composée d’hommes, à l’instar de la plupart des instances prestigieuses. En plus de la Présidente actuelle, quatre femmes y siègent. Comme déjà indiqué, tous les membres ont précédemment occupé des postes décisifs. Il nous semble judicieux de retracer quelques parcours afin d’analyser les implications antérieures de certains commissaires en terme de politique des drogues.

Commençons par Ruth Dreifuss, actuelle Présidente de la Commission (suite au décès de son prédécesseur Kofi Annan) qui a été à la fois Conseillère fédérale – l’équivalent suisse d’un ministre – mais aussi Présidente de la Confédération Suisse (représentante du Conseil fédéral qui décide collégialement). Membre du Parti socialiste, elle a dirigé le département fédéral de l’Intérieur à la fin des années 1990, et c’est dans ce cadre qu’elle a réussi à faire accepter par le peuple, lors de votations, une nouvelle politique en matière de drogues fondée sur le principe des quatre piliers (prévention, thérapie, aide à la survie et répression). En tant que Conseillère fédérale en charge de la santé publique et des assurances sociales, elle a mis en œuvre une nouvelle politique dans les domaines de la toxicomanie et de la prévention du VIH/SIDA. Elle a également supervisé l’introduction de la nouvelle loi sur l’assurance maladie, qui garantit une couverture universelle à la population suisse. Avant d’exercer des fonctions politiques, Ruth Dreifuss a été travailleuse sociale, un métier qui l’a logiquement rapprochée des questions d’exclusion et de pauvreté. Il nous semble important de pointer qu’en Suisse, environ 8% des personnes dépendantes à l’héroïne bénéficient d’un traitement basé sur la substitution par la diacétylmorphine (forme pharmaceutique de l’héroïne). Dispensé dans des centres spécialisés, ce traitement s’adresse aux personnes qui souffrent d’une dépendance grave. Il a été expérimenté pour la première fois en 1994, et suite aux résultats positifs obtenus, il s’est imposé en tant que mesure thérapeutique et a été inscrit dans la loi sur les stupéfiants lors de sa révision en 2011. En 2016, environ 1.600 personnes dépendantes ont suivi un tel traitement dans 21 centres ambulatoires spécialisés et un centre pénitentiaire.

Pavel Bém a été maire de Prague de 2002 à 2010. Médecin de formation, il s’est spécialisé par la suite en psychiatrie et dans le traitement de l’assuétude. Il est par ailleurs membre d’une commission nationale sur la politique des drogues. Sans pouvoir affirmer le rôle qu’y a joué Pavel Bém, rappelons que la République Tchèque a révisé son code pénal en 2010 et fait partie des pays européens qui ne considèrent plus comme des infractions pénales ni l’usage ni la détention de « petites quantités » de cannabis : 15 grammes ou 5 plants pour le cannabis – 5 grammes pour le haschisch. La législation est allée jusqu’à autoriser la possession de petites quantités d’autres substances psychotropes, en précisant à chaque fois le produit et la quantité autorisée. L’usager ne s’expose pas à des charges criminelles mais encourt une amende pouvant aller jusqu’à 15.000 couronnes tchèques, ce qui correspond à 600 euros environ.

La Canadienne Louise Harbour est, quant à elle, spécialisée dans les questions relatives aux droits humains. Ancienne Procureure générale au Tribunal Pénal Internationnal (Rwanda et Ex-Yougoslavie), juge à la Cour suprême du Canada et haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme de 2004 à 2008, elle a aussi mené une commission d’enquête sur une prison de femmes en Ontario en 1995 et participé à la reconnaissance des droits LGBTQI+. En dehors de la Commission globale, son engagement pour une politique des drogues respectueuse des droits humains ne ressort pas des lignes saillantes de son parcours. Il n’empêche que, sous l’impulsion de Justin Trudeau, le Canada fait désormais partie des deux pays qui ont régulé le marché du cannabis récréatif.

Du côté de la Colombie, pays tristement célèbre pour ses narcotrafiquants, son ancien Président, Juan Manuel Santos, est connu pour avoir mis en place un processus de paix avec les FARC, les forces armées révolutionnaires colombiennes, qualifiées de guérilla communiste. Élu à deux reprises, son deuxième mandat sera marqué par la mise en place d’un plan gouvernemental reposant sur trois piliers : paix, équité et éducation. L’accord de paix entre le gouvernement et les FARC sera signé en septembre 2016 mais rejeté par le référendum qui devait le ratifier. Juan Manuel Santos a aussi envisagé la légalisation du cannabis comme une des armes de lutte contre la drogue. Sa proposition n’a pu aboutir avant la fin de ses mandats.

L’ancien Président et Vice-Président d’Afrique du Sud, Kgalema Motlanthe, a la particularité d’avoir connu la prison. En 1976, il fut détenu pendant onze mois pour avoir poursuivi les buts du Congrès national africain (ANC). Il fut ultérieurement condamné à dix ans d’emprisonnement à Robben Island, une île qui a été utilisée comme prison, léproserie, hôpital psychiatrique et poste militaire de défense. Au XXe siècle, les opposants noirs au régime d’apartheid, condamnés à de longues peines, y furent internés5. Kgalema Motlanthe, mobilisé par d’autres enjeux, ne semble pas avoir beaucoup agi en faveur d’une politique de régulation des drogues dans son pays, où la propagation des MST et la violence liée au trafic sévissent encore quotidiennement. C’est le monde judiciaire, via la Cour constitutionnelle, qui a décriminalisé la consommation et la détention à domicile de cannabis en 2018 (en ordonnant au Parlement de légiférer en ce sens au cours des deux années à venir).

Ancien avocat et cofondateur de la Gauche socialiste après la révolution des œillets, Jorge Sampaio a été élu à deux reprises à la tête du Portugal, en 1996 et en 2001. Rappelons que 2001 est l’année où le Portugal a décidé de modifier sa loi concernant la consommation de drogues, transférant la compétence politique en la matière du Ministère de la Justice à celui de la Santé. Depuis lors, le pays est salué dans le monde entier pour son initiative politique de décriminalisation (partielle) de l’usage de toutes les drogues.

Sans analyser les biographies de l’ensemble des commissaires, nous voyons que la plupart ont des carrières internationales prestigieuses, possèdent des compétences indéniables et ont des histoires personnelles souvent engagées pour plus de justice sociale et de droit à la santé. Quelques intrus se démarquent cependant de cette tendance. Ainsi George Shultz, ancien Secrétaire d’État américain, a servi pendant plusieurs années auprès de l’administration de Ronald Reagan, peu connue pour avoir travaillé en faveur d’une approche des drogues non moralisatrice, bien au contraire. Sans préjuger de son influence à cette époque, on peut regretter qu’il n’ait pas pu empêcher l’épouse de l’ancien Président de lancer sa campagne « Just Say No ! », aussi puérile qu’inefficace.

Quant à Ernesto Zedillo, l’ancien Président mexicain, dont le Parti Révolutionnaire Institutionnel (sic !) a dirigé le pays pendant 71 ans, il est surtout connu pour son combat contre le mouvement zapatiste et ses accointances avec les paramilitaires qui ont assassiné de nombreux indigènes mexicains.

Notre rôle n’est pas de dénoncer les manquements de certains des commissaires, car, en définitive, nous nous réjouissons que du haut de leurs anciennes responsabilités, iels aient décidé de rassembler leurs forces pour un changement de politique en matière de drogues. Par ailleurs, même si certains de leurs anciens mandats n’attestent pas forcément d’un engagement clair sur cette problématique, on peut concevoir qu’il ne soit pas aisé d’engager tout un pays – avec sa complexité institutionnelle et ses équilibres politiques souvent instables – dans des réformes aussi progressistes. Sans présager des forces en présence quand il s’agit de réglementer le commerce des drogues, nous ne serions pas très étonnés de découvrir que le pouvoir de certains milieux de cette économie parallèle soit bien plus grand qu’on ne l’imagine...

Notes :

(1) Commission globale de politique en matière de drogues, Régulation. Pour un contrôle responsable des drogues.(https://www.globalcommissionondrugs.org/wp-content/uploads/2018/09/FR-2018_Regulation_Report_WEB-FINAL-1.pdf), Rapport 2018. 

(2) Commission globale de politique en matière de drogues, La perception du problème mondial des drogues (https://www.globalcommissionondrugs.org/wp-content/uploads/2018/04/GCDP-Report-2017_Perceptions-FRENCH.pdf), rapport 2017.

(3) Ibidem.

(4) Ibidem.

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Prisons : réduction des risques, une politique en sursis (2020)
Auteur(s) : MEURANT, K. ; POULIN, J. ; VALKENEERS, B.
Dans : Addiction(s) : recherches et pratiques (n°5, Décembre 2020)
Année : 2020
Page(s) : 24-27
Langue(s) : Français
Domaine : Drogues illicites / Illicit drugs
AUTEUR·ICE·S

Les plumes Antiprohibitionnistes

Kris Meurant
Membre du CA
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Jerome Poulin
Ancien membre du CA
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Bruno Valkeneers
Ancien coordinateur
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