Articles

Prohibition et déni du droit à la santé : réflexion sur la nécessité d’en sortir

Prohibition et déni du droit à la santé : réflexion sur la nécessité d’en sortir

Jeudi, Avril 11, 2013 Politique Drogues Prohibition

11 avril 2013

Introduction

La consommation de cannabis présente des risques pour la santé, encore faut-il pouvoir les identifier. Sont-ils dus aux caractéristiques du produit, à ce qui le compose ? Sont-ils dus aux modes de consommation de celui-ci ? Au contexte de son usage ? Certainement à tout cela. Gardons donc à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’isoler une substance du contexte de consommation, par une personne, à un moment donné. Gardons-nous de procéder par déduction hasardeuse comme si les effets du cannabis étaient universels, comme si le produit était seul responsable de certains mésusages, comme si le régime actuel de prohibition n’influençait pas ce que l’on pense connaître du cannabis et de sa prise en charge. Cela peut paraître évident, pourtant force est de constater qu’il y a toujours aujourd’hui une tendance à construire un discours sur base des seules caractéristiques du produit pour alerter l’opinion sur les dangers du cannabis. Il n’est pas rare en effet d’entendre les partisans d’un immobilisme en matière de drogues, voire en faveur d’un durcissement des politiques, évoquer la forte teneur en THC du produit pour asseoir leurs positions. S’agissant d’un discours fort réducteur il est fondamental de le mettre en perspective.

A ce propos on se souviendra du mea culpa exprimé par une partie de la communauté scientifique dans une édition du « The Guardian », en 2009 si mes souvenirs sont bons. Les mêmes experts qui une dizaine d’années auparavant relativisaient les dangers de cette drogue pour postuler en faveur d’une dépénalisation revoyaient leur copie. Ils affirmaient, prenant en compte la haute teneur en THC du cannabis, s’être trompés : « Le cannabis n’est pas aussi doux qu’on le pensait. » S’en était suivi une croisade médiatique alertant l’opinion publique sur les réels dangers de cette substance, sur les relations probables entre consommation régulière et certaines maladies mentales telles que la schizophrénie par exemple. Tout à coup le cannabis constituait à nouveau une menace pour la société et pour la santé, surtout celle des jeunes. Plus récemment, on a pu entendre sur les ondes de la Première Radio et lire dans les colonnes de la Libre Belgique l’intervention d’une ancienne Ministre de la Santé évoquer encore la forte concentration en principes actifs présente dans l’une ou l’autre variété de cannabis pour prévenir du danger que représenterait toute tentative de légalisation.

Des propos hors contexte

Lorsque d’aucuns évoquent la forte teneur en THC, observée sur des échantillons de cannabis issus du marché noir, pour légitimé l’absolue nécessité de persévérer dans la criminalisation de l’usage de drogues ils procèdent suivant une logique visant à isoler le produit de son contexte. Certes, les avancées dans le domaine du cannabis génétiquement modifié a permis l’élaboration de substances à haute teneur en principe actif (Tétrahydrocannabinole – THC). Certes, ce type de produit inonde le marché noir. Mais, réduire le nombre important de variétés de cannabis à cette seule catégorie revient à oublier que dans le contexte actuel c’est l’offre qui régule la demande. De nos jours, l’usager n’a guère le choix du produit qu’il souhaite consommer, sauf à se lancer dans une culture pour laquelle il sélectionnerait les semences et exercerait un contrôle sur le processus de culture. Domaine dans lequel s’aventure, en toute illégalité, de plus en plus de consommateurs pour éviter le dictat des trafiquants de drogues.

Isoler une substance de son contexte d’utilisation c’est masquer l’impact du régime prohibitionniste sur le produit et sur l’ensemble de ce qui concerne son usage en termes de santé, d’exclusion sociale, de modes de consommation. C’est nier l’influence d’une politique qui limite le déploiement des moyens de prévention, de prise en charge, de Rdr, d’étude du phénomène, etc. C’est faire fi du constat selon lequel l’interdit maximalise les risques pour la santé. C’est encore s’empêcher de promouvoir des modes de consommation à moindre risque telles que l’inhalation sans combustion, sans tabac, l’absorption en tisane ou sous forme alimentaire par exemples. Il convient de s’interroger sur la raison pour laquelle le mode de consommation le plus répandu aujourd’hui est aussi le plus dangereux. Comprenons bien que si les études divergent sur les dangers du cannabis elles sont unanimes sur les dangers de la fumée tabagique. Considérons aussi que la plupart des évaluations de la toxicité du produit sont menées en laboratoire sur des espèces autres que l’Homme, dans des conditions autres que celles auxquelles se soumettent les consommateurs. Il s’agit pour moi d’exprimer un point de vue selon lequel le régime actuelle de prohibition n’est certainement pas le moyen adéquat de mener une politique globale, sereine et efficace en matière de drogues. En effet, comment peut-on prétendre connaître les effets d’un usage que le système réprime ? Comment connaître les vertus et les dangers d’un produit conditionné par les seules lois d’un marché ultra libéral, dérégulé, aux mains des narcotrafiquants ? Comment enfin prendre en considération la consommation du cannabis dans son ensemble lorsque la grande majorité des données factuelles que nous pouvons récolter nous proviennent pour la plupart de services destinés à prendre en charge l’usage problématique de drogues.

La santé n’a jamais été la préoccupation majeure du législateur, ni autrefois au moment de l’élaboration des premières lois prohibitionnistes, ni aujourd’hui dans les tentatives d’aménagement du cadre pour une approche globale et intégrée du phénomène de drogues. Je ne veux pas dire qu’elle ne compte pas, mais jusqu’à présent elle a surtout servi à légitimer une idéologie dominante et à la renforcer.

Du déni de santé publique

L’histoire de la genèse de la prohibition est éloquente à propos du déni de santé publique, depuis l’élaboration des premières législations antidrogues aux Etats-Unis jusqu’à leur prolongement au niveau international. Elle nous enseigne en effet, très clairement, que la prohibition répond essentiellement à des préoccupations économiques, morales et politiques. Elle révèle la fonction première de la criminalisation de l’usage de certaines drogues, à savoir exclure certains groupes sociaux d’origines étrangères. Lorsqu’à la fin du XIXème siècle les Etats-Unis s’engagèrent dans une guerre d’exclusion contre les chinois immigrés sur leur territoire, ils mirent en scène les effets criminogènes de l’opium en stigmatisant cette population. Plus tard, ils en firent de même en stigmatisant les immigrés mexicains, les musiciens noirs de jazz, pour justifier de l’absolue nécessité d’interdire la marihuana.

Tout cela peut nous paraître très éloigné mais il faut y voir une influence certaine dans nos politiques passées et actuelles. Car sans jamais ménagers leurs efforts les Etats-Unis parvinrent à convaincre la communauté internationale du terrible fléau que représente la drogue et qui semblait menacer le monde. En 1961, est signée à New-York, la Convention unique sur les stupéfiants. Lorsque l’on regarde le contexte sociopolitique de l’époque on se rend compte qu’il s’agissait une fois de plus de légitimer un point d’exclusion de type xénophobe à travers une opération sociale pseudo préventive. Cette fois, les pays européens ne restèrent pas insensibles au discours américain qui trônait dans les années 60. La contestation estudiantine de l’époque n’y est pas étrangère de sorte que la plupart a considéré que la consommation de drogues pour le plaisir était le signe de la décadence de la civilisation occidentale. Et la représentation sociale du toxicomane, puisque c’est à ce moment- là qu’on commence à utiliser le terme de « toxicomane », condensaient tous les défauts d’une jeunesse considérée à la fois comme dangereuse et en danger.

Les mouvements contestataires de l’époque, autant aux Etats-Unis qu’ailleurs, recours à l’utilisation de substances synthétiques de sorte que l’élaboration d’une nouvelle convention s’imposait. Elle voit le jour en 1971 sous le titre : convention sur les substances psychotropes. Enfin en 1988, la coopération internationale en termes de crime organisé et de trafic illicite est renforcée par une troisième convention onusienne. Ce sont toujours celles-ci qui régissent actuellement les politiques menées en matière de drogues. Elles sont le plus souvent évoquées pour justifier de l’immobilisme politique en matière de drogues, malgré qu’il paraisse nécessaire de changer d’orientation si l’on souhaite véritablement prendre en compte l’intérêt général et œuvrer dans le sens d’une approche de santé publique. Mais la santé publique est-elle moteur de changement ?

Je ne le pense pas, pourquoi en serait-il ainsi tant on a vu que la santé publique à fort peu pesée dans l’élaboration des lois prohibitionnistes, tant nous allons voir qu’elle sert des logiques de contrôle telles que décrites par Nicolas Carrier dans son ouvrage « La politique de la stupéfaction. Pérennité de la prohibition des drogues » : « ...Au sein de la logique prohibitionniste, toute l’organisation des stratégies de contrôle dépend de la production sociale du criminel... La toxicomanie a été un des supports traditionnels de la criminalisation et aujourd’hui les savoirs sur les risques associés à la consommation de drogues permettent de renouveler les justifications de l’usage supposément légitime de l’intervention de l’Etat à l’encontre des consommateurs... »

« La seconde logique de contrôle, le thérapeutique, a permis l’établissement d’une gamme hétérogène de pratiques d’intervention, rendues possibles par la production sociale de la toxicomanie : la distinction s’opérant bien sûr entre le normal et le pathologique. Mais il faut noter que le regard thérapeutique s’organise de plus en plus autours de la très flexible distinction entre adaptation et inadaptation, ce qui permet notamment une pénétration plus extensive des stratégies d’intervention dans le corps social... » Ces stratégies de contrôle sont possibles selon Nicolas carrier «en raison de la « pathologisation médicale », psychologique, ou psychosocial, de certaines formes d’usages ou de certains type d’usagers

La troisième logique de contrôle concerne les stratégies de Rdr, il nous suggère que le succès des pratiques de Rdr participe plutôt à produire un nouveau personnage sur la scène du contrôle de l’usage de drogues illicites. Il ne s’agit plus de considérer l’individu comme un criminel à punir ou comme un toxicomane à soigner, mais bien comme un consommateur faisant des choix. Le risque de cette orientation étant de créer un nouvel axe de discrimination entre consommateurs, parce qu’elle va départager les usagers selon qu’ils utilisent ou non les services : l’injecteur qui partage ses seringues même si des services de distribution existent, l’injecteur qui consomme dans l’espace public même si des lieux d’injection sont à sa disposition, etc. Dans le jargon on parle du public difficile à atteindre, celui qui échappe à tout contrôle. Mais curieusement on ne pense jamais que ce public puisse être constitué de consommateurs bien insérés disposant d’un espace privé pour consommer et dont la plupart des activités sont invisibles socialement.

On le voit plutôt que d’éviter l’argument de santé publique pour légitimer son action, la prohibition l’utiliserait pour se renforcer. Et il y a fort à parier que si un jour on devait vraiment changer de politique ce serait pour d’autres préoccupations que la santé. On en revient aux considérations du début selon lesquels finalement la santé pèse peu dans l’élaboration des politiques en matière de drogues.

Le changement : une nécessité absolue pour plus de démocratie

La Liaison Antiprohibitionniste s’est positionnée, en Belgique, à l’avant-garde du discours critique sur la prohibition, il y a déjà plus de vingt ans. Aujourd’hui, nous voyons que bons nombres de nos considérations trouvent écho dans la société civile d’une part, parmi des personnalités publiques et académiques de renom d’autre part. (Cfr. par exemple les membres de la récente Global Commission On Drugs ). L’opposition au modèle prohibitionniste n’est plus strictement l’objet de groupe comme le nôtre, il y a peu encore considéré comme une sorte de troublions de l’ordre social. Considéré comme une bande de joyeux lurons libertaires visant à faciliter la consommation de drogues pour on ne sait trop qu’elle projet obscure d’une société du plaisir sous influence. Les mentalités, faces aux enjeux de société, changent plus sûrement encore lorsqu’il s’agit d’être confronté au désastre d’une politique de l’inaccessible éradication d’un comportement profondément humain : la quête du plaisir... Les drogues, pour celui qui y goute, procurent un certain plaisir, il faut pouvoir admettre cette vertu. Sinon personne n’irait faire du shopping sur le marché noir, risquer la prison, payer cher un produit frelater dont on ne peut ni connaître la provenance, ni l’état de conservation, ni la composition. La quête du plaisir n’est pas une quête du risque, elle comporte des dangers certes, mais ce n’est pas l’effet recherché par les millions de consommateurs dans le monde. Non, les drogues ont des vertus que l’homme apprivoise depuis la nuit des temps, qu’il s’agisse d’apaiser certaines douleurs, de jouir de plaisir, d’augmenter ses propres performances, d’entrer en transe, etc. Chacun peut porter son propre jugement de valeur par rapport aux vertus dont il est question, par rapport au moyen d’y parvenir. Mais on ne pourra jamais voir éclore un monde sans drogues, à moins peut-être de faire preuve d’un totalitarisme des plus absolus.

Il faut donc réapprendre à vivre avec ces substances, comme il était d’usage avant qu’un modèle venu d’ailleurs ne vienne nous persuader de faire autrement. La prohibition repose sur un jugement de valeur et sur une volonté d’imposer un certain ordre moral. Il est grand temps de le revoir et de poursuivre un objectif commun, plus en accord avec la culture contemporaine, plus soucieux de la santé publique, bref plus légitime. Il faut en sortir pour permettre à chacun d’exprimer son droit à la santé, on ne peut pas maintenir vaille que vaille les soubassements d’une structure qui se lézarde de partout. La prohibition des drogues est une politique en échec, pire elle est contreproductive et contribue à l’ignorance par un phénomène que je qualifierais d’acculturation massive.

Il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour nous conter un savoir à propos de l’ère pré-prohibitionniste, à propos de comment était régulée la drogue en l’absence de tout interdit pénal. Il faudrait se plonger dans l’histoire, avant 1921 en Belgique, date de la première loi sur les stupéfiants, il faudrait pratiquement revenir un siècle en arrière, pour trouver les traces d’une mémoire collective à ce propos. Et cela se passait plutôt bien. Mieux qu’aujourd’hui ? Probablement. Les produits n’étaient pas disponibles hors un certain cadre, aujourd’hui ils circulent librement, sans contrôle. La consommation n’était pas une menace pour la société, elle n’était d’ailleurs pas envisagée en ces termes. Depuis l’idéologie prohibitionniste n’a eu cesse d’alarmer l’opinion sur une prétendue menace dont encore  aujourd’hui on ne voit pas les effets ravageurs à grande échelle. Certes, une partie des consommateurs de drogues connaissent les affres de la toxicomanie, mais cela quel que soit le statut légal des produits. La proportion d’usagers de drogues problématiques, c’est-à-dire ayant une consommation non maîtrisée, est sensiblement la même peu importe l’objet de la dépendance. En fait, il n’y avait pas plus à l’époque de rage toxicomaniaque, telle que décrite par le discours de propagande, qu’il n’y en a aujourd’hui. Il existait un savoir culturel à propos des drogues et de leur vertu que l’on pouvait librement partager en famille ou entre-ami. Le savoir appartenait à leurs utilisateurs et le choix de consommer ou non l’un ou l’autre produit revenait au libre arbitre de chacun de disposer de son corps et de son esprit. La prohibition s’immisçant dans la sphère privée, dictant le comportement qu’il convient d’adopter à l’égard des drogues, a érigé un ensemble de normes dont l’effet a été de participer à l’acculturation collective par rapport aux drogues interdites. Par la force des choses bien entendu : comment promouvoir la connaissance objective à propos de la consommation de substances dont l’autorité, sous prétexte de nocivité, poursuit l’éradication ?

Nous sommes tous les enfants de la prohibition, nous n’avons jamais rien connu d’autre, par conséquent il est normal à priori de considérer ce système comme légitime et d’opter éventuellement, intuitivement, pour le rejet de toute critique à l’égard de celui-ci. Sauf que malgré l’interdit, les drogues ont continué à circuler, elles se sont diversifiées et connaissent malgré tout un certain succès commercial. Au point de se demander si la norme encore et toujours imposée garde une once de légitimité. En effet, comment considérer l’ampleur de sa transgression malgré son caractère particulièrement coercitif ? Dès l’instant où une part importante de la population, dont on nous dit qu’elle est en augmentation et de plus en plus jeune, s’adonne aux plaisirs interdits il nous paraît être essentiel de revoir la norme ou du moins d’évaluer sa portée.

Criminaliser un comportement strictement privé, dont l’acte de consommer ne porte pas directement atteinte à autrui, poursuit un objectif bien illusoire et bien étrange dans une démocratie.

Pas de commentaire encore
Prisons : réduction des risques, une politique en sursis (2020)
Auteur(s) : MEURANT, K. ; POULIN, J. ; VALKENEERS, B.
Dans : Addiction(s) : recherches et pratiques (n°5, Décembre 2020)
Année : 2020
Page(s) : 24-27
Langue(s) : Français
Domaine : Drogues illicites / Illicit drugs
AUTEUR·ICE·S

Les plumes Antiprohibitionnistes

Kris Meurant
Membre du CA
Ullamcorper primis, nam pretium suspendisse neque
Jerome Poulin
Ancien membre du CA
Ullamcorper primis, nam pretium suspendisse neque
Bruno Valkeneers
Ancien coordinateur
Ullamcorper primis, nam pretium suspendisse neque
Recherche
×