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Rencontre avec Carl Hart : père, professeur à l’Université de Columbia – et consommateur d’héroïne.
25 mars 2021
Article source : https://www.theguardian.com/society/2021/feb/06/meet-carl-hart-parent-columbia-professor-and-heroin-user
Dans un nouveau livre surprenant, « Drug use for Grown-Ups », le professeur de l’« Ivy League » (2) soutient que les dangers de l’usage récréatif de stupéfiants ont été largement exagérés.
« J’entame ma cinquième année en tant qu’usager régulier d’héroïne, » écrit Carl Hart dans son nouveau livre, « Drug Use for Grown-Ups ». Carl Hart, âgé de 55 ans, est professeur de psychologie à l’Université Columbia (3). Pourtant, un usage régulier d’héroïne et une carrière académique de pointe ne sont pas des parcours que l’on s’attend à retrouver dans la vie d’une seule et même personne. Du moins, pas ouvertement. Le consensus populaire tient l’héroïne pour la pire des drogues, celle qui laisse le consommateur désespérément défoncé et accro au dernier degré. Comment peut-on consommer régulièrement cette substance et occuper durablement une position de professeur au sein d’une des plus prestigieuses universités du pays ? Et pourquoi le reconnaître ouvertement ?
Carl Hart poursuit : « Je n’ai pas une consommation de drogues problématique. Je n’en ai jamais eu. Chaque jour, j’assume mes responsabilités parentales, personnelles et professionnelles. Je paye mes impôts, je travaille régulièrement en tant que bénévole au sein de ma communauté et je contribue à la société en tant que citoyen informé et engagé. Ma consommation de drogues me rend meilleur. ».
On a du mal à se souvenir d’avoir jamais entendu une défense aussi décomplexée de la consommation de drogues dures. Ce qui est particulièrement puissant dans le témoignage de Hart, c’est que ce n’est pas celui d’un poète de la Beat Generation ou d’un artiste d’avant-garde, mais bien celui d’un chercheur scientifique reconnu, ayant pour champ d’expertise la neuropsychopharmacologie – autrement dit l’étude des effets neurologiques et comportementaux des drogues sur les individus.
Rares sont les domaines de notre vie moderne qui sont entourés d’autant de désinformation et d’hypocrisie que celui de l’usage récréatif de drogues. Il y a une bataille judiciaire apparemment sans fin contre des trafiquants de drogues toujours plus sophistiqués et impitoyables, tandis que dans le même temps, l’appétence pour les drogues récréatives augmente dans tous les secteurs de la société.
Mais sous le débat social et moral se cache une question scientifique vitale : les drogues récréatives sont-elles intrinsèquement nocives ? Si l’herbe, la MDMA, la cocaïne et l’héroïne sont dangereuses pour l’individu et entraînent la ruine de la communauté dans son ensemble, alors l’argument en faveur de leur interdiction se trouve renforcé. Toutefois, que se passerait-il si ces substances n’étaient pas aussi dangereuses que l’affirment les autorités, et qu’il fallait attribuer les dommages causés aux collectivités à la pauvreté et à la criminalisation des drogues plutôt qu’à leurs effets psychoactifs ?
Hart va droit au but dans le prologue de son livre : « Voilà l’essentiel : en plus de 25 ans de carrière, j’ai découvert que la plupart des scénarios d’usage de drogues causent peu ou pas de dommages, et que certains usages raisonnables sont au contraire bénéfiques à la santé et au fonctionnement humain. » Au cours d’un appel Zoom depuis son domicile à New York, je demande à Hart quelles pourraient être les conséquences de son aveu de consommation d’héroïne. « Je peux vivre plus honnêtement » me répond-il. « Je peux me regarder dans le miroir. Mes enfants peuvent observer un exemple de courage en temps réel plutôt que dans l’histoire. C’est possible qu’il y ait des retombées au sein de l’université, qui est mon employeur. Ainsi va la vie. A mon sens, tout ce qui vaut la peine, surtout quand il s’agit de choses importantes, s’accompagne d’un risque. Quand les choses se seront tassées, tout ce que j’ai dit publiquement se trouve là dans le livre, et les preuves me donneront raison.»
Derrière lui dans son bureau trône une photographie de Malcolm X. Entre de nombreuses autres choses, le livre de Hart est une analyse du racisme et de la stratégie de la peur qui sous-tendent depuis longtemps la législation étasunienne sur les drogues, instituant un système qui punit disproportionnellement les consommateurs de drogues noirs. Bien que la plupart des consommateurs de crack dans les années 90 étaient blancs, 90% des personnes condamnées en vertu des sévères lois « anti-crack » étaient noires. Les Afro-Américains restent beaucoup plus susceptibles d’être incarcérés pour des crimes en lien avec les drogues que les Américains blancs. Et ils ont quatre fois plus de chances d’être arrêtés pour des faits de détention de marijuana que leurs homologues blancs. Au Royaume-Uni, si l’inégalité de traitement n’est pas aussi extrême, il subsiste quand même des préjugés raciaux en matière de condamnations. La semaine dernière, on a appris que les dealers de drogues noirs ont 1,4 fois plus de chances d’être condamnés (4) à une peine d’emprisonnement immédiate que les personnes blanches reconnues coupables d’infractions similaires (5).
Hart affiche la passion du converti lorsqu’il s’attaque aux idées reçues sur la consommation de drogues chez les Afro-Américains car, comme il le confesse dans son livre, il a jadis lui-même « cru fermement que les drogues étaient responsables de la destruction de certaines communautés noires ». C’est en rendant visite à des amis blancs, qui vivaient dans des quartiers agréables et qui avaient une consommation de drogues pareille à celle qui était censément la cause des dysfonctionnement dans les communautés noires, qu’il a réalisé que ce n’était pas les substances en elles-mêmes mais le contexte entourant la prise de ces produits qui nuisait aux gens. Néanmoins, il dit qu’il lui a fallu beaucoup de temps pour reconnaître en son for intérieur ce que ses recherches scientifiques et son expérience personnelle lui démontraient.
Alors pourquoi a-t-il résisté tant d’années à la logique de ses propres découvertes sur les drogues comme l’héroïne ?
« Ce n’est pas que j’y étais opposé, » explique Hart. « C’est que j’étais incité à chercher dans une certaine direction. Et quand on est incité à trouver une certaine chose, on a des œillères. Il fallait que je continue à faire fonctionner mon laboratoire. Je devais justifier les salaires des gens qui y travaillaient. Je n’avais pas à défendre ma position aussi fermement qu’aujourd’hui – je dois toujours tenir compte de l’autre position. Alors que tant qu’on respecte la ligne officielle, on n’as pas à penser à tout ça. On a tout le soutien nécessaire, et toute une machinerie qui sert à étayer ce point de vue-là. »
Hart est très critique au sujet du National Institute on Drug Abuse (NIDA 6), qui selon lui finance 90% de la recherche mondiale sur les drogues récréatives. Il critique particulièrement sa directrice, Nora Volkow. Comme il l’écrit : « De nombreux scientifiques qui étudient les drogues, y compris au sein du NIDA, pensent qu’elle surestime systématiquement l’impact négatif de l’usage récréatif sur le cerveau et qu’elle ignore carrément tout effet bénéfique qu’il pourrait avoir. Mais ces scientifiques n’osent pas lui faire part de leur point de vue, par crainte de répercussions négatives sur les financements ou autres avantages professionnels qu’ils pourraient obtenir de la part de son institut. » Il répète la même accusation durant notre appel, tout en précisant que c’est une question d’accentuation plutôt que d’empirisme. Si on se focalise uniquement sur les dommages qu’occasionnent les drogues, dit-il, on en ressort avec une image déformée de la consommation de drogues. Il compare cette situation à la conduite routière. Si toutes les discussions autour des voitures étaient consacrées aux accidents de la route, l’impression générale sur les voitures serait qu’elles sont dangereuses et qu’il faut les éviter. Pourtant, la plupart des gens conduisent des voitures d’une manière qui leur permet d’arriver rapidement et de manière satisfaisante d’un point A à un point B.
Voilà essentiellement le point de vue de Hart sur les drogues. Utilisées de manière responsable et éclairée, elles remplissent un objectif avec des risques très faibles. Lorsqu’il ne fait pas la promotion de son livre, dit-il, il aime pouvoir prendre un opioïde quand il le souhaite. Et lors de soirées ou de réceptions, « c’est agréable de prendre un stimulant comme des amphétamines ou de la cocaïne ». Plus que tout, il aime prendre des drogues avec sa femme : « C’est super de prendre de la MDMA avec elle et de se reconnecter. » Un autre exemple qu’il cite est l’alcool. En plus de l’alcoolisme, beaucoup de maladies et de décès prématurés sont attribués à la consommation et à l’abus d’alcool, mais la plupart des gens qui boivent un petit verre de vin au dîner ne voient pas l’alcool sous cet angle. Quoi qu’il en soit, même les méfaits réels des drogues ont, selon lui, été largement exagérés. Je remarque que l’avis médical général est que la cocaïne, même à petites doses, peut entraîner des problèmes cardiaques, et parfois même un arrêt cardiaque. Pense-t-il que cela est vrai ?
« Faux, » déclare-t-il. « On administre des milliers de doses de ce produit dans nos laboratoires chaque année à Columbia – de la cocaïne sniffée ou fumée – et nous n’avons jamais rien vu qui s’apparente à une crise cardiaque. Je pense qu’en général, la médecine pèche par excès de prudence Mais ce qu’ils n’ont pas pris en considération, c’est que l’excès de prudence a un coût, et que ce coût est énorme. »
Qu’en est-il des hallucinogènes et des variétés puissantes du cannabis, comme la skunk – peuvent-ils déclencher des psychoses ?
« Je sais que de fortes doses de cannabis, administrées à des personnes peu expérimentées peuvent déclencher une anxiété ou une paranoïa qui peut ressembler à une psychose, mais il n’existe aucune preuve que le cannabis puisse entraîner la schizophrénie ou un trouble psychotique. » Dans son livre, Hart se demande pourquoi les gens insistent tellement sur le sevrage d’héroïne alors que, malgré son usage personnel et ses pauses occasionnelles, il n’a jamais rien vécu qui s’approche des récits d’horreur qu’ils racontent. Il décide alors d’augmenter les doses et la fréquence de ses prises pour tester le sevrage. Lorsqu’il s’arrête de consommer, il passe une nuit extrêmement inconfortable, qu’il n’est pas pressé de revivre, nous dit-il. Mais il ne ressent pas le besoin ou le désir de reprendre de l’héroïne et ne se sent jamais réellement en danger (il précise qu’en revanche, le sevrage de l’alcool est potentiellement mortel).
Je l’interroge donc sur les cas de sevrage bien plus extrêmes, prenant comme exemple celui de Miles Davis, qui a dit avoir traversé sept ou huit jours d’enfer lors de sa tentative d’arrêter l’héroïne. « Je ne sais pas quel genre de qualité avait Miles, » répond Hart. «Vous savez, Miles avait beaucoup de temps libre car il sortait des albums géniaux et gagnait beaucoup d’argent par moments. Peut-être était-il à ce point irresponsable dans sa consommation d’héroïne que le sevrage durait aussi longtemps. Peut-être, mais c’est un exemple extrême. C’est comme si on parlait de quelqu’un qui a vécu plusieurs accidents de voiture. La plupart des gens ne font pas ce genre de choses. » Si les institutions comme le NIDA se focalisent trop sur les dommages, Hart donne l’impression de les négliger ou de les minimiser. Il conteste l’expression de « réduction des risques », courante dans le traitement des addictions, car cela met l’accent sur les conséquences négatives. Sa proposition, pour une expression alternative, serait « santé et bonheur ». Ce qui galvanise vraiment Hart, c’est la recherche du bonheur, consacrée dans la Déclaration d’Indépendance américaine.
Pour lui, les drogues sont une question de liberté individuelle. Tout comme il croit, en tant qu’amateur déclaré d’armes à feu, au droit de porter des armes, il croit aussi au droit à consommer des drogues. Aucun des deux n’est nuisible, affirme-t-il, tant qu’il est exercé de façon responsable. (7)
Bien entendu, dans les deux cas, le problème est l’usage irresponsable et la question de savoir quoi faire pour y remédier. « Évidemment, il y aura une limite d’âge, » dit-il, « et il faudra peut-être mettre en place des exigences de compétence pour ces drogues, comme une sorte de permis de conduire. Il faudrait éventuellement passer un test ou un examen afin d’obtenir la licence pour acheter des drogues individuelles comme l’héroïne, la MDMA ou la cocaïne. » Je ne sais pas comment cela fonctionnerait dans le monde réel, mais la position tranchée de Carl Hart mérite certainement le respect et l’admiration. Il affronte une orthodoxie liée à une industrie de répression et d’incarcération qui pèse plusieurs milliards de dollars, et c’est une posture qui peut parfois s’avérer bien solitaire.
Il m’annonce avant de nous quitter qu’il compte déménager en Suisse, pays qui à l’en croire a la politique en matière de drogues la plus progressiste. « Ce que j’aime le plus, c’est qu’ils prennent soin des leurs. Je veux juste qu’on me fiche la paix dans un endroit tranquille et ennuyeux. Voilà ce que je souhaite. »
Après la parution de son livre, je doute qu’on lui fiche la paix très longtemps.
NOTES :
(2) L’Ivy League est un groupe de huit universités privées du Nord-Est des États-Unis (Brown, Columbia, Cornell,Dartmouth, Harvard, Pennsylvania, Princeton, Yale). Elles sont parmi les universités les plus anciennes et les plus prestigieuses du pays.
(3) https://psychology.columbia.edu/content/carl-hart
(6) National Institute on Drug Abuse
(7) Nous laissons Carl Hart à son amour des armes à feu (chacun ses petites lubies) mais nous serions intéressé·e·s de découvrir comment il envisage un usage responsable des armes. En général, les armes sont dirigées vers d’autres personnes, à la différence des drogues qui ne concernent que la personne consommatrice.